Le sol tombe…
De l’autre côté du sang
Un cheval n’a pas échappé à sa solitude… Le sol tombe
Un homme aux mains d’oiseaux
Bien plus seul qu’une étoile
Jette des pierres dans le ciel
La neige est noire
Le cheval s’est noyé
Sur les charniers
Un homme écrit une dernière lettre à Dieu : Elle commence comme ça :
“À toi le Silencieux ! À toi le grand Aveugle !
Et elle se finit par ASSEZ, ÇA SUFFIT ! “.
Parle.
Dis quelque chose, n’importe quoi.
Mais ne reste pas là comme une absence en acier.
Choisis ne serait-ce qu’un mot,
qui te liera plus étroitement
à l’indéfini.
Dis :
«en vain »,
arbre »,
«nu».
Dis :
« on verra »,
impondérable »,
poids ».
Il y a tant de mots qui rêvent
d’une vie brève, sans liens, avec ta voix.
Parle.
Nous avons tant de mer devant nous.
Là où nous finissons
la mer commence.
Dis quelque chose.
Dis «vague », qui ne tient pas debout.
Dis « barque », qui coule
quand trop chargée d’intentions.
Dis «instant»,
qui crie à l’aide car il se noie,
ne le sauve pas,
dis
«rien entendu».
Parle.
Les mots se détestent les uns les autres,
ils se font concurrence :
quand l’un d’entre eux t’enferme,
un autre te libère.
Tire un mot hors de la nuit
au hasard.
Une nuit entière au hasard.
Ne dis pas « entière »,
dis « infime »,
qui te laisse fuir.
Infime
sensation,
tristesse
entière
qui m’appartient.
Nuit entière.
Parle.
Dis «étoile», qui s’éteint.
Un mot ne réduit pas le silence.
Dis «pierre »,
mot incassable.
Comme ça, simplement
pour mettre un titre
à cette balade en bord de mer.
(Kiki Dimoula)
Recueil: Le Peu du monde suivi de Je te salue Jamais
Traduction: du grec par Michel Volkovitch
Editions: Gallimard
Je suis devenu ce que j’étais avant le Temps.
Une secrète caresse a calmé mes sens et ma pensée :
toutes les choses créées par le Mental passent
dans une vide et muette splendeur.
Ma vie est un silence étreint par des mains hors-du-temps ;
le monde se noie dans un regard immortel.
Dépouillé de ses voiles, mon esprit se dresse ;
je suis seul avec mon propre moi pour espace.
Mon coeur est un centre de l’infinité,
mon corps un point dans la vaste étendue de l’âme.
Sous moi s’éveille l’abîme énorme de tout l’être,
jadis masqué par une gigantesque Ignorance.
Immensité pure et nue délivrée de l’instant,
je m’étends dans une omniprésence éternelle.
(Sri Aurobindo)
Recueil: Poésie
Traduction: Français Cristof Alward-Pitoëff
Editions: Sri Aurobindo Ashram Trust
L’appel amer d’un sanglot
Venez femmes aux seins fébriles
Écouter en silence le cri de la vipère
Et sonder avec moi le bas brouillard roux
Qui enfle soudain la voix de l’ami
La rivière est fraîche autour de son corps
Sa chemise flotte blanche comme la fin d’un discours
Dans l’air substantiel avare de coquillages
Inclinez-vous filles intempestives
Abandonnez vos pensées à capuchon
Vos sottes mouillures vos bottines rapides
Un remous s’est produit dans la végétation
Et l’homme s’est noyé dans la liqueur
Je suis la voix qui chante sur les plaines désertes,
Où nulle oreille n’entend, où nul écho ne répond.
Je suis une torche errante sur le lac des nuits sans lune,
Un feu capricieux, qui s’éteint dans la nuit chez ma mère.
Je suis la feuille qui erre au vaste royaume d’automne,
Ma vie est un jeu qu’accompagne le choeur de tous les vents.
Si je demeure sur la montagne, si je me noie dans le fossé,
Je n’en sais rien, je n’y peux rien, cela m’est bien égal.
J’ai de l’hippopotame à peu près la rondeur,
Mais je ne vais dans l’eau que par inadvertance.
Je suis devenu sage et je crains les voyeurs,
Alors je m’engloutis sous les herbes et je pense.
L’hippopotame est doux mais son cuir est trop dur,
Son oeil est trop petit, sa narine est trop large.
Quand on est ainsi fait, le monde n’est pas sûr,
La seule solution est de survivre en marge.
Pourtant l’hippopotame est un bel animal,
Un peu mou, je sais bien, mais il est sympathique,
Il a peur des humains… et ça, c’est bien normal.
Un jour, je m’en irai me noyer en Afrique.
(Bernard Dimey)
Recueil: Le milieu de la nuit
Editions: Christian Pirot
L’attente
Angoissante!
Cette chute du coeur en profondeur,
Qui retombe d’une telle hauteur…
Ah ! encor cette mort déçue, en sueur,
Tout ce que l’on devine
En tremblant, s’imagine
Aux minuits, aux matines
De ce Noël sans Dieu !
Nous étions deux
— Oui, deux, car chacun seul.
Ah ! lorsqu’elle viendra.
— Si jamais elle revient! —
Si bien rentrer au fond de ses yeux, de son âme,
Si bien devenir cette femme
Que jamais plus je n’attendrai
Sans la trouver.
Pouvoir me noyer, m’effacer
Jusqu’à la ressemblance sans cercles, En elle,
Et qu’elle m’emporte comme une chose morte
Vers les seuils de toutes les autres portes.
Laquelle s’est refermée sur elle?
J’attends.
(Nathalie Clifford Barney)
Recueil: Je serai le FEU (Diglee)
Editions: La ville brûle